C'est toujours difficile de s'intégrer dans une nouvelle école. C'est difficile quand on est en primaire, au collège ou encore au lycée, mais encore plus quand on débarque dans une nouvelle université. Quand on est encore dans les petites classes, on côtoie les mêmes trente et quelques personnes tous les jours et se faire des amis quand on est comme moi, plutôt sociable, est un jeu d'enfant, mais quand on pénètre dans un amphithéâtre où plus de cinq cent élèves se battent pour avoir une place, les choses deviennent subitement plus compliquées.

C'est sans doute pour cette raison qu'après une semaine de cours je déjeune encore seule le midi. Mais ça me va. Je n'ai pas besoin d'être constamment entourée de monde, je me suffit à moi même comme on dit. Et puis, rester à distance me permet d'étudier les gens, leur comportement. Parfois, j'ai l'impression d'être une espèce de chercheur un peu dingue qui cherche à décrypter le comportement de divers animaux.
Ca fait trois jours que je passe l'heure du lunch à filmer les étudiants qui viennent à la cafétéria et entre deux batailles de bouffe et autres gobelets renversés sur mon jean j'ai réussi à obtenir quelques images intéressantes. Mais une espèce en particulier a retenu mon attention. Je l'ai surnommé "Mr Pince-sans-rire".

Sérieusement, ce type a vraiment l'air ennuyeux à mourir et je sais de quoi je parle... Je vis tout de même avec la mort à mes trousses.
Quoi qu'il en soit, "Mr Pince-sans-rire" passe les portes de la cafétéria tous les jours à la même heure, à quelques secondes près, il s'assoit toujours à la même table et mange toujours le même sandwich la tête penchée sur ses livres, l'air aussi aimable qu'une porte de prison. Et vraiment, ça me rend dingue!
Je sais que je ne devrais pas me soucier de la vie d'un inconnu, mais j'ai vraiment la désagréable impression qu'il ne doit pas rire souvent et ça me dérange. Il doit avoir mon âge à tout casser, la vie devant lui, pour ce que j'en sais, et il a déjà l'air d'avoir quatre vingt dix ans avec ses vêtements bien propre et son air sérieux. Non vraiment, je peux pas laisser faire ça... C'est plus fort que moi.

Avec les prises de vue que j'ai faites ces trois derniers jours, j'ai réussi à compiler plusieurs minutes d'images centrées sur lui. Ca fait un peu "stalkeuse" sur les bords, je l'admet, mais je refuse de laisser quelqu'un perdre ses plus belles années alors que je n'aurais sans doute pas la chance de vivre les miennes.
C'est pour ça que je me dirige actuellement vers sa table, toujours la même où il est encore en train de déjeuner tout en étudiant. Arrivée à sa hauteur, je dépose mon mini-ordinateur sous son nez, en plein sur le livre qu'il était en train de lire et appuie sur la barre espace afin de faire démarrer la vidéo. Je le laisse s'observer quelques instants à répéter toujours les mêmes gestes avant de stopper la vidéo et de le regarder droit dans les yeux.

_Est-ce que tu es toujours aussi sérieux?

Non, je n'ai peur de rien. Je continue d'ailleurs à le scruter en attente d'une réponse.

Il y a des gens qui ne changent pas. C’est ce qu’on aurait pu dire de Callan, il y a encore quelques semaines. Seulement, depuis un certain temps, le jeune homme a décidé de faire de nouvelles expériences. Il est sorti avec plusieurs de ses camarades, s’est rendu à une soirée étudiante. Il s’est aussi battu, au cours d’une collecte de fonds organisé par la ville. Et puis, il a reconsidéré son point de vue sur son frère, et sur sa « situation ». Autant dire que le beau brun a mis de l’eau dans son vin… ! Il a l’impression d’avoir évolué. Il se prend même un peu moins la tête qu’avant, pour ce qui est de ses études… ! Enfin, s’il a l’impression d’avoir changé, Cal’ n’a pas changé radicalement pour autant. Il a toujours vécu d’une certaine manière, dans un « schéma » bien particulier. Dur de s’en défaire complètement… ! Il y a des habitudes sur lesquelles il ne peut pas tirer un trait. Pour preuve, c’est environ à la même heure qu’il pousse les portes de la cafétéria du campus, pour ensuite faire sagement la queue, et commander les mêmes mets que d’habitude. Et, pour rester dans cette ligne de conduite jusqu’au bout, Callan choisit stratégiquement sa place. Il est à côté de la fenêtre, dans un coin de la grande salle, à un endroit où il ne dérangera personne, que ce soit en tirant sa chaise ou en étalant quelques bouquins autour de lui. C’est bien sûr ce qu’il fait pour commencer, après s’être installé. Il se plonge dans ses livres. Comme il déjeune seul, il tient à rentabiliser son temps un maximum, et étudier dès qu’il en a l’occasion. D’autant que dernièrement, ses études n’ont pas été sa priorité. Il a donc du travail à rattraper (du moins selon lui, car ses professeurs saluent toujours sa culture et son sérieux).

Très concentré, Callan ne décroche pas un sourire. Il se focalise sur sa lecture, tout en dégustant son sandwich, dans le silence le plus complet. Sa chemise bien ajustée, boutonnée presque jusqu’en haut du col, et sa veste en velours marron foncé lui donne des allures de professeur. Bien sûr, le jeune homme n’imagine pas un seul instant qu’on puisse l’avoir remarqué. Il a plutôt l’habitude de passer inaperçu pour tout avouer, et on ne peut pas dire que ça le dérange, en fait. Mais aujourd’hui, ce ne sera pas une journée comme les autres. En effet, une jeune femme vient l’interrompre dans sa lecture, et pas de n’importe quelle manière. Elle pose son ordinateur portable sur le livre qu’il était en train de lire, puis lance une vidéo qui retient aussitôt l’attention de l’étudiant. C’est lui, sur l’écran ! Ses yeux s’arrondissent, tandis qu’il s’observe un instant. L’inconnue prend alors la parole. Callan reste bouche bée quelques secondes. Qui est-elle ? Que veut-elle de lui ? Et pourquoi l’a-t-elle filmé (à plusieurs reprises qui plus est !) ? C’est surtout ça qui l’embête en premier lieu pour tout dire. Les sourcils du jeune homme finissent par se froncer. Être filmé à son insu, c’est dérangeant… ! Désagréable, même. Il a l'impression d'avoir été observé... étudié, même.

Le droit à l'image, ça te dit quelque chose ?

Demande Callan, de but en blanc, en posant son regard au fond du sien. Habituellement, il est bien plus courtois que ça, voire même très poli pour tout dire ! Mais cette fille l’a pris par surprise, et il est presque un peu agacé, pour le coup. Ça non plus, ça ne lui arrive pas si souvent… !

Tandis que "Mr Pince-sans-rire" observe la petite vidéo que j'ai concocté pour lui, j'observe attentivement les émotions qui passent sur son visage. J'ai beau les tourner dans tous les sens, elles ne me disent rien de bon, ce qui persiste à me faire croire que ce gars là ne doit pas rigoler tous les jours. En témoigne sa première réaction qui m'arrache un sourire amusé.

_Je vais prendre ça pour un oui...

Refermant mon ordinateur avant de le tirer vers moi, je tire la chaise en face de la sienne et m'installe un pied sous les fesses, les coudes sur la table, tout en lui expliquant mon point de vue, qui forcément, diffère du sien. Le droit à l'image? Sérieusement? Ce type a l'air encore plus irrécupérable que ce que je pensais, mais je ne suis pas du genre à abandonner sérieusement.

_ Pour le droit à l'image si tu y tiens, je n'ai diffusé cette vidéo nulle part, tu es le seul à part moi à l'avoir vu et elle ne porte pas atteinte à ta réputation, blablabla... Mais est-ce que c'est vraiment la première chose qui te saute aux yeux quand tu la regardes?

Je ne le quitte pas des yeux pendant ma tirade. J'ai vraiment envie qu'il trouve par lui même ce qui, à mon sens, cloche chez lui. Il m'a l'air tellement sérieux que j'ai l'impression qu'il doit rire quand il se fait mal... Et puis, qui boutonne encore sa chemise aussi haut de nos jours si ce n'est les politiciens et nos grands pères? Quoi que pour être honnête, même mon grand père est plus cool que ce type...!

Quoi qu'il en soit, j'attends sa réponse avec impatience. J'ai presque envie de le lui dire moi même histoire d'accélérer les choses, mais je préfère qu'il comprenne les choses par lui même. Oui, mesdames et messieurs, ceci est une intervention.

Callan ne laisse peut-être pas entrevoir, sur son visage, une quelconque expression lorsqu’il regarde la fameuse vidéo, mais cela ne l’empêche pas de ressentir certaines choses. En fait, il s’interroge, non pas de savoir ce que cette fille tient à lui démontrer, mais plutôt de comprendre pourquoi elle a jeté son dévolu sur lui, pourquoi c’est lui qu’elle a voulu filmer, et pour quelles raisons elle l’a fait. Le jeune homme est un peu perdu, il faut dire que ce n’est pas une manière d’accoster les gens selon lui… ! Qui plus est, il ne se sent franchement pas à l’aise. Se regarder de la sorte, ça n’a rien d’agréable, et savoir que quelqu’un était derrière la caméra, pendant tout ce temps, et que cette même personne l’a observé elle-aussi, c’est particulièrement déstabilisant. Le jeune homme fait donc mention de son droit à l’image, en plantant son regard au fond du sien. L’inconnue en conclue qu’il est donc toujours aussi sérieux. Là-dessus, Callan ne cherche aucunement à la contredire. Il est surpris de la voir s’installer en face de lui. Que lui veut-elle ? On dirait que cette question n’obtiendra pas de réponse tout de suite.

La réponse que cette fille lui donne au sujet du droit à l’image lui laisse penser qu'elle est loin d’être bête. C'est déjà ça. Par contre, sa question suivante le perturbe davantage, et Cal’ finit par froncer les sourcils. Non, vraiment, il ne voit pas où elle veut en venir. Et en fait, il n’a peut-être pas vraiment envie de le savoir.

La première chose qui me saute aux yeux, c’est qu’on m’a surveillé… ! Espionné… ! Et ça me dérange. Je ne comprends pas le but de la manœuvre.

Callan n’hésite pas à exprimer ce qu’il ressent, en gardant son regard fixé dans celui de la demoiselle. Il aimerait bien savoir où elle veut en venir, et n’est pas franchement d’humeur à jouer aux devinettes. Voir qu’on l’a filmé, à son insu, ça ne lui a pas plu. Ne pas comprendre pour quelles raisons, ça lui déplaît peut-être encore davantage. Il ne réalise pas que cette fille essaie de lui faire passer un message, sans doute parce qu’elle n’a aucune raison de le faire à la base. Qui plus est, elle le dérange au beau milieu de son déjeuner, un moment au cours duquel il a pris l’habitude d’étudier. Et oui, comme tout routinier qui se respecte, Cal’ n’aime pas particulièrement qu’on bouscule ses habitudes…

Je lève les yeux au ciel et affiche un air désespéré lorsqu'il me donne sa réponse. Je me retient d'émettre un petit bruit signifiant qu'il vient de me donner la mauvaise réponse et pousse seulement un soupir témoin de mon exaspération. Plus les minutes passent et plus j'ai l'impression que ce garçon est un cas désespéré. Pourtant, je ne me résous pas encore à abandonner la partie. Je ne partirais pas tant qu'il n'aura pas compris qu'il gâche sa jeunesse à être si sérieux.

_Si c'est ça qui te dérange, t'en fais pas, j'ai pas filmé que toi. J'ai des heures et des heures d'enregistrement là dedans, tout le monde ici y est passé.

Je tapote le capot de mon ordinateur avant de relever les yeux vers lui. Je l'observe fixement avant de reprendre la parole.

_Bon, je crois qu'il va falloir que je t'explique ce qui me dérange moi quand je regarde ça.

J'attrape mon ordinateur et l'ouvre pour afficher une nouvelle fois la fameuse compilation que j'ai faite de ses images. Je le tourne de façon à ce que l'on puisse observer l'écran tout les deux et appuie sur play. Quelques images montrent mon cobaye lors de notre "première rencontre". Il rend vraiment bien derrière l'écran. Dommage qu'il soit si guidé. On le voit pénétrer dans le réfectoire, puis s'asseoir à cette table, ouvrir ses livres et commencer à manger son sandwich. Pause.

_Voilà. Ca c'est mardi. Tu es entré à 12h05, tu as fait la queue, tu t'es assis à cette table précisément et tu t'es mis à étudier.

Je le quitte des yeux un instant pour appuyer de nouveau sur play et lancer la suite du programme. Au bout de quelques secondes de vidéo qui le montrent répétant les mêmes gestes le jour suivant, j'appuie de nouveau sur pause et reporte mon attention sur lui. Mon visage commence à afficher un petit sourire malin. J'espère vivement qu'il commence à comprendre.

_Mercredi. Heure d'entrée, 12H03, tu fais la queue, tu t'assois, tu manges, tu étudies, tu t'en vas.

J'appuie à nouveau sur play et les images du jour suivant apparaissent. Le montage est souvent séquentiel parce que j'ai mis plusieurs jours avant de le remarquer pour de bon. Pourtant, selon moi, on comprend vite où je veux en venir. Mais peut-être que je ne suis pas claire...?

_Jeudi... 12H07... Je continue ou bien tu commences à comprendre?

Je fixe mon regard sur le sien dans l'attente d'une réaction. J'ai peur d'exploser si il continue à me dire qu'il ne comprend pas, mais je tente de me canaliser. Mon but n'est pas de le faire fuir, mais de l'amener à se lâcher un peu. Je ne compte pas laisser tomber tant que je n'aurais pas atteint mon but.