Une fois n’est pas coutume, je zappais délibérément le repas de midi au resto universitaire pour passer un moment dans une galerie d’art de Milwaukee. L’idée de prendre du retard après cette échappée et de louper le début de mes cours de l’aprem ne m’enchantait pas des masses à l’approche des exams, mais je n’avais pas vraiment le choix. Enfin, si, mais je n’allais pas laisser un mec avoir le dernier mot sur une discussion entamée quelques jours plus tôt. Mon intention n’était donc pas de nourrir mon esprit, et encore moins mon estomac, avec les photos exposées ici, mais simplement de relever un défi lancé par Noah, le vendeur de la librairie McKay. En effet, il ne me pensait pas capable de venir passer un moment dans un de ses musées préférés et de m’intéresser à sa passion… J’allais donc lui prouver le contraire ! J’agissais par pure fierté, c’était évident, puisque la photographie ne représentait franchement pas un art remarquable à mes yeux. La peinture, la musique ou encore la danse était ce que j’appelais de l’art, mais la photographie… non, pas vraiment… Juste une image sortie sur papier glacé.

Cette petite visite à la galerie n’allait donc pas manquer d’argumentation… Nous connaissant un peu l’un et l’autre ce serait un échange particulièrement sympathique, même si chacun restait camper sur ses positions. J’anticipais donc en achetant un hot-dog et grand soda avant de pousser mon fauteuil roulant jusqu’au cœur de l’exposition.

Pas de Noah en vu… J’en profitais pour commencer à visiter les lieux et surtout à étudier les « œuvres » accrochées le long de murs.

Arrivé en retard n'était pas dans les habitudes de Noah. Généralement, il était plus du genre à arriver en avance, quitte à attendre quinze ou vingt minutes. Ça ne le dérangeait pas, au contraire. Arriver plus tôt lui laissait le temps de prendre ses marques. Et même s'il connaissait cette galerie par coeur, il ne souhaitait pas faire attendre Erin. La jeune étudiante n'avait pas tout le temps du monde pour déjeuner et elle savait qu'elle prenait sur ce précieux temps pour le voir.

Ils ne s'étaient pas vraiment donnés rendez-vous ce jour-là, mais connaissait un peu la jeune femme, il savait que ce jour-ci était le plus propice pour la revoir et continuer ce débat qu'ils avaient entamé.

Selon la jeune femme, la photo n'est pas un art. Cette phrase avait fait bondir Noah! La photo est un art à part entière. Mais ça, il l'expliquera directement à Erin. Que cette dernière fois en fauteuil roulant ne lui posait pas de problème et lui ne ferait pas de traitement de faveur. Elle était une jeune femme comme les autres, respiraient comme les autres, vivaient comme les autres. Il ne la jugeait pas, ne la prenait pas de haut. Non, il la traitait juste comme un être humain.

Aussi, quand il arriva enfin dans la galerie, après s'être garé un bloc plus loin, il fut soulagé de la voir encore là, regardant les photos. Il s'avança d'un pas sûr et décidé et la salua.

Désolé pour le retard, y'avait un monde pas possible sur la route. Expliqua Noah dans un léger sourire, un peu triste. J'espère que tu n'as pas attendu trop longtemps. En tout cas, je suis content que tu sois venue! Conclu-t-il avant de s'asseoir à coté d'elle.

Ses cheveux, déjà pas souvent coiffés, étaient complètement en bataille, ses lunettes, accrochées dans le col de pull, manquèrent de tomber plus d'une fois pendant sa course. Il finit par les mettre sur son nez et observa la photographie qu'Erin regardait.

D’après le dépliant de présentation que j’avais pu prendre gratuitement à l’entrée, la galerie n’était pas consacrée à un seul photographe, mais bien à plusieurs, pour permettre aux visiteurs de découvrir différents styles de clichés.

Je n’avais jamais été touchée ou émue aux larmes par une photo, et je doutais que ce soit encore le cas aujourd’hui… Pourtant j’avançais près du mur où était suspendue la première œuvre d’un certain Michel Medinger. Une nature morte si j’en croyais l’affichage. Rien d’impressionnant à première vue ! Mais peut-être que je me trouvais trop près pour voir les meilleures perspectives. Je reculais donc mon fauteuil pour me retrouver au niveau d’une banquette, sans doute placée ici pour permettre d’apprécier au mieux l’image dans sa globalité.

Le menton posé sur la paume de main, mes doigts pianotant sur mes joues, j’essayai de comprendre ce que le photographe cherchait à faire passer comme message au travers de cette image… J’allais renoncer à y trouver un sens quelconque quand Noah fit son apparition.

- Hey ! Salut toi ! Lançai-je, heureuse de le voir me rejoindre.

- Désolé pour le retard, y'avait un monde pas possible sur la route, m’expliqua-t-il pour justifier son léger retard avant de s’installer sur la fameuse banquette. J'espère que tu n'as pas attendu trop longtemps. En tout cas, je suis content que tu sois venue!

- Il fallait bien qu’on finisse cette conversation sur la photographie ! Continuai-je en lui offrant mon plus beau sourire hypocrite de la fille qui ne pense pas pouvoir changer d’avis sur la question. Alors je n’allais pas louper l’occas de venir vérifier ça ici, avec toi.

Comme il mettait ses lunettes sur son nez pour étudier la photo en face de nous, je ne pus m’empêcher de sourire en constatant qu’il avait encore les cheveux tout ébouriffés, comme s’il venait de sortir de son lit.

- Ça aussi c’est de l’art ?! Lui demandai-je amusée, mais sans méchanceté, en tournant l’une de ses boucle autour de mon majeur. Ou simplement le look d’un artiste qui attache plus de valeur à la vision que l’on aura de son cliché plutôt que de sa personne ?

Le cliché n'avait pas bougé depuis leur dernière entrevue. Noah ne savait pas s'il devait en être heureux ou non. A vrai dire, de toute la galerie, celui-ci n'était pas son préféré, mais la remarque de la jeune femme comme quoi la photographie n'était pas de l'art avait scotché Noah sur place.

Ses lunettes sur le nez, la photo devant lui, il l'observe, la scrute, la décrypte. Il est littéralement plongé dans ce cliché. Dans ce moment de vie capturé à jamais. Seul le temps altérera, un jour, cette photo, jaunira le papier.

Je dois avouer que je ne comprends pas ton entêtement à dire que la photo n'est pas un art comme la peinture ou la musique. La photo c'est aussi la création de quelque chose. Tu arrêtes le temps, tu captures un instant de vie. Tu crées une image en jouant avec la lumière, les objets. Expliqua le jeune homme avant de sentir quelque chose dans ses cheveux.

Tournant la tête pour savoir ce qui pouvait bien jouer avec sa mèche, il rencontra le regard d'Erin, et son doigt, emmêlé dans ses cheveux.
Un étrange frisson courut le long de ses membres. Il était chatouilleux, malheureusement pour lui. A la réflexion de la jeune femme, il eut un sourire.

C'est plus que de l'art, c'est un concept! Lança le jeune homme. Et je n'attache aucune importance à ce que l'on pensera ou penserait de moi en me voyant ainsi mal coiffé voire pas coiffé du tout. Conclut-il en remontant ses lunettes sur son nez et croisant les jambes.

Il laissa la jeune femme jouer avec sa mèche de cheveux, à force, il s'habituait à la présence de ce doigt dans sa crinière. Un jour, il finira par se tondre.

Qui pouvait bien connaitre les noms de photographes célèbres ? Personne à l’exception des passionnés de pellicules. J’en étais, pour ma part, tout à fait incapable ! Et je ne devais pas être la seule ignorante dans ce bas monde. Par contre, demander aux passants de citer des musiciens, des auteurs, des peintres, ou même des chasseurs de primes, et vous récolteriez une foule d’identités différentes.

Le pauvre Noah… Malgré mes réticences, il cherchait encore à me convaincre qu’une image pouvait être une certaine forme d’art. C’est d’ailleurs ce qu’il fit alors que nous étudions tous les deux la photographie de la voiture stationnée devant un immeuble…

- La photo c'est aussi la création de quelque chose. Tu arrêtes le temps, tu captures un instant de vie. Tu crées une image en jouant avec la lumière, les objets.

- Mmmmm…

Je comprenais où il voulait me mener avec ses explications calmes, malheureusement j’étais beaucoup plus intriguée par sa coupe de cheveux hirsute que par cette photo vieillotte… Peu attentive, je jouais rapidement avec une boucle de ses cheveux en lui demandant, amusée, si c’était également une forme d’art.

- C'est plus que de l'art, c'est un concept! Lança-il le plus sérieusement du monde. Et je n'attache aucune importance à ce que l'on pensera ou penserait de moi en me voyant ainsi mal coiffé voire pas coiffé du tout.

Je ne pus retenir un petit rire de joie sincère en l’entendant parler de la sorte.

- C’est bien comme ça que j’imaginais ton état d’esprit ! Et t’as bien raison !

Son look négligé lui collait à la peau et je ne trouvais absolument pas ça choquant. Au contraire, il correspondant plutôt bien à sa personnalité de mec qui se moque bien de ce que les autres pouvaient penser de lui. Seul comptait sa passion, ses rêves et ses envies. Mais nous n’étions pas là pour plaisanter ! Je le laissais donc tranquille pour me plonger plus sérieusement dans la contemplation du cliché.

- Ce n’est peut-être pas le bon exemple ? Lui dis-je ne désignant la photo. Tu en connais peut-être une qui pourrait vraiment m’éblouir ?

Cette photo des plus banale ne nous convenait décidément pas. Ni à l’un, ni là l’autre. Pour moi ce n’était pas vraiment une surprise, puisque je ne m’attendais pas à tomber sous le charme d’un de ces morceaux de papier glacé, mais Noah devait connaitre d’autres clichés qui lui permettraient de mieux argumenter pour me convaincre. Je lui proposais donc de nous enfoncer un peu plus loin dans la galerie pour trouver une œuvre plus « parlante ».

Comme je ne connaissais pas du tout les lieux, je me contentais de le suivre, m’arrêtant en même temps que lui pour jeter des coups d’œil aux photographies exposées sur les murs qui nous entouraient. Certaines étaient vraiment… quel serait le mot… Particulières ? Etranges ? Heureusement le jeune homme ne s’intéressa pas plus de quelques secondes à ces horreurs avant de reprendre sa recherche silencieuse. Après encore une ou deux minutes de déambulation tranquille, Noah me désigna finalement une paire d’oiseau installée sur le dossier d’une chaise alors qu’une personne leur tendait quelques miettes de pain…

J'aime beaucoup celle-ci. La nostalgie qui en ressort avec les couleurs ternes, ces nuances de marron... Qu'en penses-tu ?

A l’évidence, le photographe avait réussi à saisir l’un de ces instants de vie précieux, malgré sa banalité, qui touchait la sensibilité du vendeur de la librairie McKay. Comment lui dire alors que cette image n’éveillait aucune émotion au fond de mon cœur ou de mon âme ? Je n’y voyais qu’un geste simple de la vie de tous les jours et pas une forme d’art… Pourtant, je ne voulais pas le blesser en dénigrant immédiatement l’image qu’il avait mis si longtemps à trouver.

- Je ne sais pas trop, commençai-je en m’approchant plus près du mur, tu y vois vraiment de la tristesse? Parce que si je devais mettre un mot sur mon ressenti, je crois que j’aurais dis rencontre… ou respect.

J'essayai de me prêter au jeu avec le plus de naturel possible, tout en prenant en compte les détails dont il me parlait.

- A la limite je suis plus sensible aux personnages qu’aux teintes. En noir et blanc je pense que j’aurais eu les mêmes impressions.