Partir. Partir. Partir. Il faut que je parte d'ici en vitesse. Il faut que je m'en aille, sinon ma tête risquait d'exploser. Rester encore une minute de plus dans l'enceinte du lycée, ce n'était tout simplement pas envisageable. Et pourtant, Dieu sait que j'aime étudier. Mais là, je n'avais qu'une envie: rentrer chez moi, enfiler un jogging, courir un peu et prendre une bonne douche avant de me pelotonner dans mon lit en regardant un bon film.
J'avais passé la journée entière à courir partout. Vous savez, ces journées-là où vous n'avez pas un seul petit moment à vous, ces journées où vous additionnez trois contrôles de suite dans trois matières importantes, ces journées où vous acceptez de rendre un, puis deux, puis trois, puis quatre services à certains de vos amis qui sont déprimés, ou à un simple élève que vous n'avez jamais vu, apparemment nouveau, qui se perd à chaque couloir, ces journées où vous avez à peine le moment de vous asseoir, de planter la fourchette dans l'assiette de riz plus gluant que n'importe lequel, avant d'entendre votre amie vous appeler pour finir l'exposé que vous avez à dire devant la classe entière l'heure suivante. Ces journées où même en étant sérieuse, intéressée, réceptive, ou je ne sais quoi d'autre, vous ne pouvez pas survivre. Heureusement, celle-ci, contrairement à tant d'autre, se situe juste avant le début du week-end. Alléluia!

Pressée comme une puce, je marchais à grands pas dans les couloirs de plus en plus vides, vers mon casier. Déjà qu'habituellement, la dernière heure de cours n'était jamais très fréquentée, là, c'était encore pire. La sonnerie avait retentit depuis cinq petites minutes et les élèves étaient déjà pratiquement tous sortis. Les rares que je croisais encore n'étaient apparemment que des petits secondes un peu perdus ou alors des élèves normaux, mais un peu trop fatigués pour courir vers l'entrée du lycée.
Je fis tourner la clef dans mon cadenas, ce dernier tombant à terre. J'ouvris la porte et commençais l'échange des livres et cahiers dont j'avais besoin ce soir et de ceux qui ne me serviraient à rien, à part peut-être à alourdir mon sac. C'est alors que mon livre d'anglais tomba du haut de la petite étagère. Sur ma tête, évidemment.

-Ouch!

Je me baissais pour le ramasser, donnant un coup de pied dans mon cadenas au passage, l'envoyant glisser un peu plus loin. Je passais une main sur mon front; demain matin, j'aurais une grosse bosse. Génial. Vraiment génial. Prenant mon livre en main, ainsi que deux autres cahiers, je me relevais péniblement. Ce qui devait arriver arriva. Toutes les feuilles non-collées de l'un de mes cahiers tombèrent au sol, s'éparpillant un peu partout dans le couloir. Je ne suis pas quelqu'un de désordonné, mais j'avoue que j'ai un sérieux problème en ce qui concerne la colle...

-Et merde!

Énervée, j'enfonçais brutalement mes affaires dans le casier, avant d'observer l'étendue des dégâts. Youpi, il y en avait partout. C'est alors que j'aperçus, adossé au mur entre deux rangées de casiers, un jeune homme dont la silhouette me semblait familière. J'attrapais mes cheveux que je plaçais sur le côté, un sourire gêné sur les lèvres, tout en essayant de me rappeler... Blake!

-Salut ... ! Qu'est-ce que tu fais encore là? ... Arrivais-je à prononcer en regardant, honteuse, le bazar que je venais de faire. A côté de ça, la deuxième guerre mondiale avait l'air bien gentille...!

Je ne connaissais pas très bien Blake. Pas du tout en fait. Je ne l'avais rencontré qu'une fois. Et même si je trouvais ça dommage, nous ne nous étions pas reparlé depuis. Il n'était pas du genre exhibitionniste, du genre à connaître tout le monde dès son premier jour. En tout cas, il n'en avait pas l'air. Je crois que très peu de gens au lycée le connaissait vraiment. Après tout, il venait d'arriver et changer de lycée, de village, d'amis, n'est jamais chose facile. J'espère d'ailleurs ne jamais devoir vivre ça. Avec un pincement au coeur, je me rendis compte que je n'avais fait aucun effort pour le mettre à l'aise, pour l'aider à s'habituer au lycée. Pourtant, je suis en général la première à aller vers les nouveaux. Je trouve ça vraiment répugnant de laisser qui que ce soit seul, sans attache, sans rien. Mais je n'avais pas réellement aidé Blake. Je ne sais d'ailleurs pas pourquoi. Certes, je lui adressais quelques mots de temps en temps, lorsque je le croisais dans un couloir, dans une salle de classe, devant le lycée en sortant ou en entrant, mais je n'avais rien fait de plus. Ce n'est qu'à ce moment-là, plantée devant lui comme une cruche, entre les feuilles blanches où pleines de mon écriture ronde, que je me rendis compte que je manquais vraiment de tact.
Le jeune homme ne paraissait pourtant nullement m'en vouloir. Mes amis diront encore que je m'inquiète trop pour rien, que je me fais trop de films, trop d'idées idiotes sur ce que pensent les autres de moi. Ils diront encore que je suis trop gentille, trop attentionnée, que je pense trop aux autres. Mais c'est faux. On ne pense jamais trop aux autres. Être ouvert et généreux envers son entourage n'est pas une qualité: c'est quelque chose de normal que tout le monde devrait avoir, devrait considérer comme acquis. Et surtout pas comme quelque chose de rare, de bizarre, d'étrange.
Et bien j'ai une heure de retenue ce soir donc je suis coincé là...et toi ?
Passant une main gênée dans mes cheveux, je tendis la main en direction du champ de bataille s'étalant sous nos yeux.

-En gros, j'ai été punis pour avoir voulu sortir plus vite d'ici!

Je lui rendis le sourire qu'il m'adressait en remettant les plis de ma robe en place. Qu'est-ce que je me sentais bête sur le coup! Celle qui s'énerve contre un casier, celle qui fait tout tomber par terre. Me repassant la scène dans ma tête, je ne pus retenir un petit rire. C'est vrai que ça pouvait être vachement comique vu de l'extérieur. Comique, oui. Voir carrément hilarant selon les points de vues. En tout cas, j'étais bien contente qu'il n'y aie pas eu, à ce moment-là, une nuée d'élèves, se moquant de la situation.

-Qui ose mettre une heure de colle juste avant le week-end!? Dans le genre « fait tout pour m'embêter », y a pas mieux!! C'est en qu'elle matière?

Je commençais à ramasser mes feuilles éparpillées dans le couloir, tout en lui lançant des coups d'œil à l'occasion, voir si je ne parlais pas dans le vide et tout simplement parce que parler à quelqu'un en regardant le sol, ça ne le fait pas trop.

Je ne me sens que très rarement idiote. Oui, en général, je fais tout pour l'éviter, surtout que je sais que je n'ai pas particulièrement le sang froid. Je sais que s'il m'arrive quelque chose de vraiment ridicule en public, je suis capable de me mettre à dire et faire n'importe quoi. Rajoutons à cela un spécimen masculin plutôt pas mal et le cocktail "je suis encore plus débile que ce que vous auriez pu penser" sera vraiment parfait. Alors, autant vous dire que face à Blake, j'étais bien plus que rassurée de ne pas avoir une foule de monde autour de moi.
Pourtant, qui aurait pu croire que je n'étais pas si sûre de moi que ça? Personne apparemment. Car personne ne se posait jamais la question et que personne ne me venait en aide pour quoi que ce soit. Après tout, j'étais la mignonne capitaine des pom-pom girls du lycée, j'étais l'une des premières de la classe, j'avais pas mal d'amis, j'étais relativement populaire au lycée... Non, personne ne m'avait jamais proposé son aide pour quoi que ce soit. Mais je ne m'en plains pas, loin de là. Après tout, si je n'avais pas donné cette image là, si je ne choisissais pas de montrer que le côté sportif, intelligent et sociable de moi-même, je n'aurais peut-être pas réussi à dompter ma timidité, à rencontrer tant de personnes qui me sont si chères aujourd'hui et je ne serais sans aucun doute pas la jeune Léa Watson que l'on connait aujourd'hui. Peut-être que je serais même totalement inconnue aux yeux du monde. Pas que je donne une fausse image de moi, non. Mais je ne fais pas ressortir la totalité de mon caractère. Très peu de personnes me connaissent vraiment, en fait.
C'est pourquoi, lorsque Blake se rapprocha et commença à ramasser mes feuilles éparpillées sur le sol carrelé du couloir, agenouillé près de moi, j'eus un petit temps d'arrêt.

Je vais t'aider attends

Il ne semblait pas y avoir réfléchis. C'était rare de rencontrer des personnes au naturel gentil et serviable, n'hésitant pas à se baisser pour vous aider. Tellement rare que quelques fois, je venais presque à me demander si ça n'avait pas disparu complètement. Je souris en continuant de ramasser quelques feuilles, ayant l'impression que je n'arriverais jamais à tout récolter.

Ah ouais c'est un gros chieur ce prof ! C'est en histoire, parce que j'ai oublié de rendre un travail. Il veut me pourrir la vie jusqu'au bout je pense !

Un éclat de rire franchit mes lèvres, face au tond blasé du jeune homme, visiblement habitué et lassé de ces heures de colles, qu'il semblait connaitre comme sa poche. Je n'avais jamais eu d'heures de colle. Comment j'aurais pu, d'ailleurs. Je rendais toujours mes devoirs, je n'étais pas insolente, je ne séchais pas les cours. C'était sans doute mieux comme ça: il ne fallait pas que ma réputation soit ternie si je veux vraiment avoir le titre de reine des terminales.
La présence de Blake, curieusement, me faisait plaisir. Je ne sais pas s'il dégageait une aura spéciale, ou si c'était moi qui me faisait des idées, mais je ne pouvais pas m'empêcher de sourire. Sans doute son attitude lasse, déçue sans doute de ne pas être chez lui à ce moment. Peut-être qu'il était différent de moi à tous les niveaux, mais étrangement, je sentais que nous pourrions bien nous entendre. Plus que de simples connaissances de ramassage de feuilles en tout cas.

-Je pense aussi. C'est un but qui revient souvent chez les prof' , souriais-je. En tout cas, merci pour ton aide! Je ne sais vraiment pas pourquoi tout s'acharne sur moi aujourd'hui!