Ma caméra à la main l'oeil fixé sur l'écran de contrôle, j'arpente les couloirs notre nouvelle maison. Nous ne sommes ici que depuis deux jours, mais je sais déjà que je n'arriverais jamais à me faire à cette baraque. Ce n'est pas chez moi.
Les couleurs du papiers peint me laissent croire que quelqu'un a fait une fête ici, et que les invités ont tenus à redécorer chaque pièce au vomis. Élégant n'est-ce pas?
Point positif, la luminosité est excellente. Les fenêtres ne sont pas gigantesques, mais placées juste là où il faut pour que chaque pièce profite d'un éclairage optimal. Et j'adore ça. Enfin, j'adorerais vraiment ça une fois qu'on aura repeint ces murs.Mon père dit qu'il n'est pas certain qu'on ait le droit de le faire, qu'en location il faut souvent se plier aux exigences des propriétaires. Mais sérieusement, si la leucémie ne me tue pas, ces murs le feront, j'en suis persuadée.

Une fois arrivée devant les escaliers, l'odeur des pancakes aux myrtilles et aux pépites de chocolat tout juste cuits de mon père me donne l'eau à la bouche. J'évite par réflexe la première marche, celle de Seattle avait tendance à se dérober sous notre poids, et descend jusque dans l'entrée, caméra au poing. Comparé à la pénombre du couloir du haut, la clarté du vestibule est aveuglante et il me faut quelques secondes pour cesser de voir apparaitre des petites tâches noires devant mes yeux. Heureusement, mon caméscope lui n'a rien manqué de cette pièce et continue d'enregistrer tandis que je me dirige vers la cuisine en évitant du mieux possible les derniers cartons que toute notre bonne volonté n'a pas encore trouvé le courage de déballer.

Arrivée sur le seuil de la porte, je reste quelques secondes à filmer en silence mon père qui s'affaire devant ses fourneaux. Il a beau être mécanicien et avoir l'air un peu bourru, il ferait une excellente femme au foyer avec son tablier bleu et l'air guilleret qu'il sifflote tout en déposant le petit déjeuner dans nos assiettes.

_Allez Alex, pose cette caméra et vient manger pendant que c'est encore chaud!

Il doit avoir des yeux derrière la tête, impossible autrement. Je m'exécute néanmoins sans broncher et m'installe à table sans pour autant poser ma caméra comme il me l'a demandé. Lorsqu'il dépose une assiette devant moi, je zoome un instant sur les pancakes couverts de sirop et les oeufs brouillés qu'elle contient avant de relever l'objectif en direction de mon père qui vient de s'installer en face de moi.

_ Bob Spencer, vous êtes un chef!

_Mange!

Il a beau sourire, je sais qu'il est sérieux et que si je n'attaque pas bientôt mon assiette il ne me laissera pas tranquille, mais la vérité c'est que je n'ai pas vraiment faim. Tout ça sent très bon, mais avec la chimio, la plupart des aliments me donnent la nausée, en particulier le matin. Je reste à le filmer quelques secondes de plus, le temps qu'il prenne sa première bouchée mais je vois à son regard désapprobateur que dès qu'il l'aura avalée, j'aurais droit à une longue tirade sur les méfaits de la malnutrition sur mon état, mais heureusement pour moi, on sonne à la porte avant qu'il n'ai le temps de dire quoi que ce soit.

_J'y vais!

Je ne me fais pas prier une seule seconde et me précipite dans l'entrée.Je manque de me prendre les pieds dans les ficelles du jogging qui me sert de pyjama mais parviens à rejoindre la porte sans m'effondrer, ma caméra toujours alerte. Quand j'ouvre la porte, son objectif se fixe sur une jeune femme brune qui affiche un sourire très commercial. Je me demande ce qu'elle va chercher à nous vendre. Un aspirateur? Une batterie de cuisine? Autant être sincère tout de suite et éviter de lui faire perdre son temps.

_Désolée, on a besoin de rien.

Ma caméra pointée sur l'inconnue qui ne cesse de sourire d'une manière que je ne trouve absolument pas agréable, je plisse un instant les yeux, suspicieuse lorsqu'elle m'apprend qu'elle n'est pas là pour vendre quoi que ce soit. J'aurais pourtant parié qu'elle était commerciale ou quelque chose dans ce goût là, mais peut-être que ma légendaire intuition n'est plus ce qu'elle était.

Je ne cesse malgré tout de la filmer et ne peux m'empêcher de sourire, maligne, lorsqu'elle me demande d'éteindre ma caméra pour discuter. Comme si j'avais quelque chose à lui dire... Quittant des yeux mon écran de contrôle pour la regarder cette fois directement, je laisse malgré tout l'appareil enregistrer tandis que je l'observe sans la moindre gêne. J'aime mettre les gens un peu mal à l'aise, voir comment ils se débrouillent quand ils ne sont pas en pleine possession de leurs moyens.

_Ca vous dérange vraiment?

Je zoome un instant sur son visage parfait avant d'actionner le zoom en sens inverse afin d'avoir une vision d'elle plus globale tandis qu'elle reprend la parole pour me donner les raisons de sa visite. Apparemment c'est après Bob qu'elle en a, un truc pour la maison.

_Oh, fallait le dire plus tôt.

Je hausse les épaules et baisse finalement ma caméra, soudainement moins intéressée par cette fille avant de m'écarter pour la laisser entrer.

_Papa, c'est pour toi! Il arrive.

J'entends les couverts de Bob tinter contre son assiette et sa chaise racler sur le carrelage de la cuisine pendant que l'agente immobilière pénètre dans la maison. Je referme ensuite la porte derrière elle et attend l'arrivée de mon père debout près d'elle, en lui jetant quelques regards en coin de temps en temps. Habituellement, je ne suis pas quelqu'un de sauvage. Quoi que Bob dira sans doute le contraire, mais cette brune trop propre sur elle ne m'inspire pas vraiment de sympathie.

_Mademoiselle Morgan! Bonjour! Entrez, est-ce qu'il y a un problème?

Bob s'avance vers elle et lui serre chaleureusement la main avant de la l'inviter à le suivre au salon. Je leur emboite le pas tout en réactivant discrètement ma caméra afin de suivre leur petite entrevue à ma façon et m'installe dans le seul fauteuil une place tandis que mon père invite la demoiselle Morgan à s'installer sur le canapé.

_Je peux vous offrir un café?