Encore une journée bien longue venait de s'achever pour moi. Depuis la mort de Joshua six mois plus tôt, je n'aspirait plus à rien. Rentrer chez moi était une torture et sortir pour autre chose que d'extrêmes nécessités, comme mon emploi ou de maigres courses m'était devenu impossible. En même temps que lui, j'avais perdu toute raison de vivre...

Ce soir pourtant, en quittant mon bureau à la mairie, j'avais salué discrètement quelques collègues croisés au détour d'un couloir avant de rejoindre ma voiture dans le but non pas de rentrer à la maison, mais d'aller faire quelques provisions à l'épicerie du centre ville. Une fois parvenue sur place,je me résignais à quitter la chaleur de mon véhicule, bravant le froid dans mon simple tailleur jupe noir -couleur que je portais quotidiennement depuis maintenant six mois, du moins la portais-je chaque fois que je quittais la maison, puisque je passais la majorité de mes week-ends enfermée chez moi, vêtue des vieux vêtements de Josh- , je me dirigeais prestement vers le petit commerce avant que celui-ci ne ferme.

Contrairement à ce qu'indiquait mon contrat à propos de mes horaires de bureau, je ne quittait pas mon office à dix sept heure comme la majorité de mes collègues pressés de rentrer chez eux, mais plutôt aux alentours de dix neuf heures, lorsque la fatigue et la lassitude se faisaient sentir et que la seule issue était de rentrer dans cette maison qui paraissait si vide à présent.

M'emparant d'un panier, je commençais mes courses sans grand entrain, attrapant mécaniquement les articles qui sur le moment me faisaient le plus envie, certaine pour autant de ne pas y toucher une fois le seuil de ma porte franchi. M'engageant dans un rayon de conserves à la recherche de plats rapides qui ne nécessiteraient pas de ma part trop d'efforts de préparation, je me stoppait finalement rapidement, repérant quelques mètres plus loin, un jeune homme que j'avais rencontrés quelques mois plus tôt lors d'une cérémonie donnée en l'honneur de Josh à la caserne. C'était pour la mère de ce garçon que mon mari avait sacrifié sa vie.

Hésitante, je me refusais tout d'abord à aller lui parler, sa présence rappelant à ma mémoire de douloureux souvenirs, pourtant, lorsqu'il tourna la tête vers moi par mégarde, je ne put feindre d'ignorer sa présence...

Bonjour..., soufflait-je d'une voix faible à l'adresse du jeune homme.

Sourire étant au dessus de mes forces, je me forçais tout de même à étirer légèrement les commissures de mes lèvres afin de témoigner ma sympathie envers lui.

Aujourd'hui, Stan est en repos, pour son plus grand plaisir. Son métier de mannequin lui offre un emploi du temps flexible, qui fait que certains jours, il ne compte pas ses heures de boulot, et d'autres il n'a rien de prévu, et peu en profiter pour se reposer. Si certains en profiteraient pour passer la journée avec des potes ou sortir et voir du monde, ce n'est pas le cas du grand brun. D'une nature solitaire, il est plus du genre à se trouver mieux tranquillement posé chez lui, à lire un bon livre ou à dessiner.

Ce matin, il s'est tout de même motivé à faire un peu d'exercice avec les appareils de musculation qu'il a chez lui. Le sport n'est pas le passe-temps favoris de Stan loin de là, mais il s'oblige tout de même à faire régulièrement de l'exercice pour garder la forme, et un joli corps musclé (a). Il passe ensuite le reste de sa journée dans sa chambre, plongée dans une nouvelle série de bandes dessinées qu'il trouve particulièrement prenante, "Les forêts d'Opale".

Un peu avant 19h, sa mère rentre d'une "journée shopping entre copines" et ils prennent le temps de discuter un peu tous les deux, comme c'est souvent le cas. Se rendant compte ensuite qu'ils n'ont plus grand chose à manger, Stan se dévoue pour aller faire un saut à l'épicerie pour acheter quelques trucs. Après quelques minutes de marche, le jeune homme entre donc dans le petit magasin, arpentant les rayons à la recherche de nourriture qui lui ferait envie. Son regard croise alors celui d'une jeune femme à quelques mètres de lui, dont il n'avait pas remarqué la présence auparavant. Kathryn Hunter. Il la connait pour une triste raison, et se sent subitement mal à l'aise en sa présence.

Bonjour. Répond-il dans un timide sourire.

Comment vous allez ?

Ose-t-il demander d'un ton peu sûr de lui. Question débile, comment peut elle aller autrement que mal en croisant la personne responsable de la mort de son mari ? Cependant, il est réellement préoccupé par son état, se sentant concerné même s'il la connait finalement très peu.

Si j'avais pu, j'aurais aimé éviter la présence du jeune homme qui me faisait face. A vrai dire, plus que celle de Stan, j'aurais aimé éviter soigneusement la présence de toute personne susceptible de me rappeler Joshua. Cependant en présence de Stan, la douleur de la mort de mon mari se faisait plus vive encore puisque c'était pour sauver la mère du jeune homme que Joshua était parti en mission ce soir là.
Néanmoins, je n'en voulais pas au jeune homme ni à sa mère, ils n'étaient en rien responsables de la mort de Joshua. Ils n'avaient pas allumés l'incendie, ils n'avaient pas cherchés à se mettre en danger, juste à sauver la vie d'un animal pris au piège, qui pourrait leur en vouloir? Et puis, après tout, je connaissais les risques du métier qu'exerçait Joshua, j'avais appris à vivre avec la peur qu'il ne revienne jamais, seulement, je n'avais pas appris à vivre avec cette réalité.

M'avançant un peu plus vers le jeune homme que j'avais finalement salué, ne pouvant plus faire autrement de toute façon, je finis par hausser les épaules, l'air las, en guise de réponse à sa question.
On me posait souvent cette question depuis la mort de mon mari, "comment allez-vous?"... Les premiers temps, j'avais souvent envie de hurler sur la personne en lui demandant comment elle se sentirait si elle perdait la personne la plus importante à ses yeux, mais cette envie m'était passée au fil du temps, tandis que la résignation s'était installée en moi.

Je vais bien, merci, répondis-je mentant à moitié.

Je n'avais pas envie de faire culpabiliser le jeune homme en me lamentant sur mon sort. Gémir sur ma détresse et ma solitude ne ferait pas revenir Joshua et Stan avait semblé se sentir suffisamment coupable lors de la cérémonie donnée à la caserne, il ne servirait à rien d'en rajouter encore.

Et toi, comment va-tu? Demandais-je à mon tour, soucieuse de savoir comment se portais le jeune homme.

C'était un accident. C'est ce que sa mère et les autres lui ont répété, mais cela n'empêche pas Stan de se sentir coupable de la mort de Joshua. Lorsque sa mère était entrée dans cette maison en feu et n'en ressortait pas, il avait voulu l'aider, mais il n'a pas été foutu capable d'y parvenir. S'il y était arrivé, aucun pompier n'aurait eu besoin de le faire à sa place, et sans doute personne ne serait mort. Il aurait du mourir à la place de Joshua, c'est ce qu'il se dit parfois. Sa mère aussi s'est sentie coupable évidemment, lorsqu'elle répétait à Stan qu'ils ne pouvaient rien y faire, que ce n'était pas de leur faute, elle tentait de s'en persuader elle même, ça se voyait.

Les mois ont passé et de l'eau a coulé sous les ponts depuis le temps, la veuve ne semblant même pas les tenir pour responsables d'ailleurs. N'empêche que lorsque le mannequin croise la jeune femme par hasard à l'épicerie, des souvenirs douloureux lui reviennent en pleine figure. Il tente cependant de rester naturel, et prend des nouvelles de Kathryn.

Ça va aussi.

Répond le jeune homme dans un timide sourire. Peu doué pour discuter avec les autres, il ne sait pas vraiment quoi ajouter, mais n'a cependant pas envie de partir si rapidement, laissant la jeune femme seule avec son mal être.

Vous... faites quelque chose ce soir ?

S'enquit finalement le garçon de manière totalement innocente. Il songe qu'il pourrait l'inviter à partager un repas avec eux si elle se retrouve seule ce soir.